Pastiches
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Des pancakes

jeudi 8 septembre 2011, par Franck Garot

édition du 9 avril 2016 : corrections de l’auteur d’après les remarques de Laurent Mauvignier

Ce regard quand elle est rentrée et qu’elle m’a vue dans sa cuisine avec ses filles, quand elle m’a vue leur préparer des pancakes. Ce même regard qu’elle adressait à son père avant, ce regard terrible. Et moi, dans sa cuisine. Moi ne sachant que faire de ce regard, incapable de le soutenir, cherchant à désamorcer une charge, ou à baisser une tension électrique.
Ce sont les petites qui –
Ce ne sont plus des gamines ! Elles ont quinze ans.

Ne pas insister, continuer à préparer les pancakes, chercher la confiture de cranberries dans les placards, et ne pas trouver, ouvrir des portes, en vain. Les petites ne disent rien, n’osent rien dire, elles attendent. Mary est restée à l’entrée de la cuisine, me fixant, me jaugeant, se demandant sûrement ce qu’elles ont bien pu me raconter, imaginant un complot alors que –

J’ai pensé qu’il faudrait que j’explique ma présence dans sa cuisine aujourd’hui, lui décrire la voix de Maureen au téléphone ce midi, et Caryn que j’entendais sangloter à côté (devinant qu’elle relevait inlassablement sa mèche tombante à chaque hoquet), lui dire que j’avais entendu un appel au secours, pas le récit d’une dispute entre une mère et ses filles, que – enfin, non, pas la force de me justifier – alors plutôt parler des faits,
Elles m’ont parlé de leur père –
Mais ce n’est pas leur père !

Et Mary entrant dans la pièce et s’affaissant sur la première chaise, fatiguée, épuisée, même pas en colère, la fatigue ayant effacé toute colère.

Je me souviens très clairement de Ray, ce père qu’elles viennent de retrouver, ou trouver. Je ne me rappelle pas de son nom, seulement de son visage, ou plutôt de la laideur de son visage, ou bien de cette impression de laideur qui se dégageait de son visage. Il était venu deux ou trois fois à la maison avec Mary. Ils formaient un drôle de couple : lui avec sa tête de premier de la classe, binoclard, maigre et blanchâtre, et ma fille, grasse, renfermée, des idées aussi noires que sa peau. Nous n’étions pas certains qu’ils se fréquentaient vraiment. Quel était son nom déjà ? Ray... Je demande à Mary, Maman, ne t’y mets pas. Ce n’est pas le père des jumelles. Je l’ai vu tout à l’heure. C’est impossible.
Je me rappelle très bien quand elle nous avait annoncé qu’elle était enceinte, à son père et à moi. Elle n’a jamais voulu nous dire qui lui avait fait ça. La fureur de son père, alors. Comme il l’avait battue, j’avais dû appeler les voisins pour le maîtriser, il était devenu fou, il hurlait, c’est quoi son nom à ce fils de pute ? C’est quoi son nom à ce fils de pute ? Bordel ! Et elle, effrayée, je sais pas, Papa, je te jure, et lui redoublant les coups, les postillons accompagnant les questions, jusqu’à cracher ses questions, qui a osé, qui a osé toucher ma petite fille ? Et elle, personne, Papa, je te jure, personne.

Elle n’a jamais voulu nous dire.

Jamais.

Elle reprend : ce Ray veut être le père des filles, il m’a menacée d’un procès. Je n’ai pas les moyens pour un avocat, tu le sais. Alors j’ai réfléchi, et je me dis qu’il pourra payer leurs études.

Mais quoi. Il faudrait la croire ? Croire qu’elle accepterait pour le bien des petites. Les petites qui restent dans leur mutisme, incrédules, ne sachant s’il s’agit encore d’une manœuvre. Déchirées entre la joie et la crainte. Moi-même, je me demande si Mary est sérieuse, ou si elle n’avoue pas avec cette histoire d’avocat pour sauver la face – sa face au bord du naufrage, je le vois –, que ce Ray est effectivement le père des petites. Et ce silence qui s’installe alors. On entend une sirène de pompiers dehors, un pancake grésiller dans la poêle derrière moi, et nos quatre cerveaux endoloris cherchant une issue à cette discussion.

Une issue.

Bon, je te sers un pancake ?
Non merci, j’ai déjà mangé des doughnuts avec Ray.

Et elle fond en larmes.

Voir en ligne : Des pancakes pour Mauvignier, sur Vers minuit

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